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L’utilisation d’une preuve illicite ou déloyale désormais admise par principe en droit du travail

02 janvier 2024 Juridique et Social
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Dans un arrêt de principe rendu par l’Assemblée Plénière de la Cour de cassation le 22 décembre 2023, le régime juridique du droit à la preuve a été bouleversé. La FNTR fait le point.

 

1/ Rappel du contexte juridique

A) La position historique de la Cour de cassation en matière de droit de la preuve

Avant l’arrêt de la Cour de cassation du 22 décembre 2023, il avait presque toujours été considéré qu’un juge ne pouvait jamais tenir compte d’une preuve obtenue déloyalement (à l’insu de l’autre partie), qu’il soit un juge tranchant des affaires civiles, commerciales ou sociales.

 

Seul le droit pénal fait exception : la preuve déloyale a toujours été admise puisqu’elle n’est interdit pas aucun texte.

B) La position de la Cour européenne des Droits de l’Homme

La CEDH a adopté une position contraire à celle de la Cour de cassation française.

 

La CEDH a été saisie d’un contentieux en droit du travail espagnol concernant un vol commis par des salariées, qui contestaient la preuve obtenue par l’employeur à leur insu.

 

Elles estimaient donc que la preuve était irrecevable.

 

La CEDH a rendu son arrêt le 17 octobre 2019. Elle a donné gain de cause à l’employeur.

 

La surveillance n’ayant duré que dix jours et les enregistrements n’ayant été vus que par un nombre réduit de personnes, la Cour a considéré que l’intrusion dans la vie privée des requérantes ne revêtait pas un degré de gravité élevé.

 

De plus, si les conséquences de la surveillance pour les requérantes ont été importantes puisque celles-ci ont été licenciées, les enregistrements n’ont pas été utilisés par l’employeur à d’autres fins que celle de trouver les responsables des pertes de produits constatées et aucune mesure n’aurait permis d’atteindre le but légitime poursuivi.

 

S’agissant de l’argument des requérantes se fondant sur le fait qu’elles n’aient pas été averties au préalable de leur mise sous surveillance, malgré une obligation légale, et qu’à ce titre les preuves obtenues étaient irrecevables, la Cour a jugé qu’une telle mesure était clairement justifiée en raison des soupçons légitimes d’irrégularités graves et des pertes constatées, considérant l’étendue et les conséquences de cette mesure.

 

Les tribunaux internes avaient donc pu conclure, sans outrepasser leur marge d’appréciation, que cette surveillance était proportionnée et légitime.

2/ L’évolution de la Cour de cassation en 2023

A) Les prémices d’une évolution avec l’arrêt de la chambre sociale de la Cour de cassation du 8 mars 2023

Dans un arrêt de principe du 8 mars 2023, la chambre sociale de la Cour de cassation a affirmé une nouvelle position en énonçant : « Il résulte des articles 6 et 8 de la Convention de sauvegarde de droits de l'homme et des libertés fondamentales que l'illicéité d'un moyen de preuve n'entraîne pas nécessairement son rejet des débats, le juge devant, lorsque cela lui est demandé, apprécier si l'utilisation de cette preuve a porté atteinte au caractère équitable de la procédure dans son ensemble, en mettant en balance le droit au respect de la vie personnelle du salarié et le droit à la preuve, lequel peut justifier la production d'éléments portant atteinte à la vie personnelle d'un salarié à la condition que cette production soit indispensable à l'exercice de ce droit et que l'atteinte soit strictement proportionnée au but poursuivi.

 

En présence d'une preuve illicite, le juge doit d'abord s'interroger sur la légitimité du contrôle opéré par l'employeur et vérifier s'il existait des raisons concrètes qui justifiaient le recours à la surveillance et l'ampleur de celle-ci. Il doit ensuite rechercher si l'employeur ne pouvait pas atteindre un résultat identique en utilisant d'autres moyens plus respectueux de la vie personnelle du salarié. Enfin le juge doit apprécier le caractère proportionné de l'atteinte ainsi portée à la vie personnelle au regard du but poursuivi.

 

Doit être approuvé l'arrêt qui, ayant exactement retenu que des enregistrements extraits d'un système de vidéosurveillance irrégulièrement mis en place, constituaient un moyen de preuve illicite, en déduit que ces pièces sont irrecevables dès lors que, pour justifier du caractère indispensable de la production des enregistrements, l'employeur faisait valoir que ceux-ci avaient permis de confirmer des soupçons de vol et d'abus de confiance à l'encontre de la salariée, révélés par un audit qui avait mis en évidence de nombreuses irrégularités concernant l'enregistrement et l'encaissement en espèces des prestations effectuées par la salariée, tout en constatant que l'employeur ne produisait pas cet élément dont il faisait également état dans la lettre de licenciement ».

 

Dans cet arrêt, la Cour de cassation considère qu’une preuve illicite, au regard des règles de protection des données personnelles, n’est plus forcément une preuve irrecevable.

 

Le juge peut la prendre en compte s’il a contrôlé que l’atteinte portée à la vie personnelle du salarié était indispensable à l’exercice du droit à la preuve de l’employeur. En d’autres termes, le juge vérifie que l’employeur n’avait pas d’autres solutions que de porter atteinte à la vie personnelle du salarié pour apporter la preuve de sa faute.

B) L’arrêt de l’Assemblée Plénière de la Cour de cassation du 22 décembre 2023

Dans un arrêt rendu en Assemblée Plénière (c’est-à-dire toutes formations de la Cour confondues) en date du 22 décembre 2023, la Cour de cassation a aligné la jurisprudence française sur celle de la CEDH, en considérant que dans un litige civil, une partie peut utiliser une preuve obtenue de manière déloyale pour faire valoir ses droits sous de strictes conditions.

 

Les faits du litige étaient les suivants : un salarié, mis à pied à titre conservatoire puis licencié pour faute grave, a contesté son licenciement devant les juges.

 

L’employeur a alors fourni pour preuve de sa faute l’enregistrement sonore des entretiens préalables à la mise à pied et au licenciement.

 

Or, ces enregistrements avaient été réalisés à l’insu du salarié. La Cour d’appel a donc déclaré ces preuves irrecevables, car les enregistrements avaient été réalisés de façon clandestine.

 

Aucune autre preuve ne permettant de démontrer la faute commise par le salarié, la cour d’appel a jugé que ce licenciement était sans cause réelle et sérieuse.

 

L’employeur a alors formé un pourvoi en cassation. La question posée était la suivante : la preuve obtenue par l’enregistrement d’entretiens entre l’employeur et le salarié réalisé à l’insu de ce dernier est-elle recevable ?

 

La Cour de cassation a posé le principe selon lequel, «désormais, dans un procès civil, l'illicéité ou la déloyauté dans l'obtention ou la production d'un moyen de preuve ne conduit pas nécessairement à l'écarter des débats».

 

Le juge doit, lorsque cela lui est demandé, apprécier si une telle preuve porte une atteinte au caractère équitable de la procédure dans son ensemble, en mettant en balance le droit à la preuve et les droits antinomiques en présence (ex. : le droit à la vie privée).

 

Le droit à la preuve peut en effet justifier la production d'éléments portant atteinte à ces autres droits à la double condition :

  • que cette production soit indispensable à son exercice, à savoir, la preuve apportée doit être la seule possible pour établir la vérité ;
  • et que l'atteinte soit strictement proportionnée au but poursuivi.

IMPORTANT : c’est à la partie qui se prévaut de la recevabilité d’une preuve illicite ou déloyale, de l’invoquer devant les juges du fond (ex. : l’employeur qui entend ainsi prouver la faute du salarié pour justifier son licenciement). A défaut de demande, le moyen de preuve ne sera pas examiné par les juges.

A NOTER : si la nouvelle règle de recevabilité d’une preuve déloyale, sous certaines conditions, vaut pour l’employeur, elle vaut aussi pour le salarié qui peut être conduit à prouver certains agissements par ce type de procédé.




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